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Saturday, August 1, 2020

Transport fluvial : une envie de péniche - Charlie Hebdo

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Les bons vieux canaux sont de plus en plus laissés à l’abandon. Le transport fluvial a pourtant de nombreux avantages écologiques par rapport aux camions : moins de pollution atmosphérique, moins de bruit, moins d’accidents... Pour le découvrir, nous avons passé deux jours à bord d’une péniche, sur le canal entre Champagne et Bourgogne.

Le clapotis des vagues. Au loin, un héron s’envole. Au-dessus de nous, le cri d’un corbeau. À la ­surface de l’eau, le glissement d’une couleuvre aquatique. En guise de dauphins, de la menue friture qui longe la coque. Parfois, le silence est strié par le vrombissement des avions de chasse décollant de la base aérienne militaire de Saint-Dizier. La péniche Westropa avance à 2 ou 3 km/h. Nous sommes aux environs de Vitry-le-François, sur le canal entre Champagne et Bourgogne, qui traverse la Haute-Marne du nord au sud.

Aux commandes de l’embarcation, Janarie Kranenburg et son épouse, Henny, sympathique couple de Néerlandais d’une quarantaine d’années. Depuis vingt-six ans, ils sillonnent la Belgique, les Pays-Bas, la France et l’Allemagne. Actuellement, ils transportent 235 tonnes d’engrais qu’ils ont embarquées à Anvers le 6 juillet et qu’ils livreront à ­Villefranche-sur-Saône, au nord de Lyon, à la fin du mois.

Je dispose d’une cabine indépendante à l’avant du ­bateau, mais je passe l’essentiel de mon temps dans le poste de pilotage. Quand j’avoue à Janarie mon étonnement de le voir manoeu­vrer l’embarcation, non pas à l’aide d’une barre circulaire comme dans les vieux films, mais avec un joy­stick, à la manière d’une console de jeux, il me répond, un peu agacé : « Beaucoup de gens croient qu’on vit encore comme dans L’Homme du Picardie, mais ça a évolué. » Il est vrai que ce ­mythique feuilleton télévisé de la fin des années 1960 (on ne disait pas encore « série » à l’époque) a marqué toute une génération : c’était l’âge d’or de la batellerie. La mythologie s’est aussi construite grâce au film L’Atalante, de Jean Vigo, avec Michel ­Simon. Sans oublier les romans policiers de Georges Simenon, qu’il rédigeait en naviguant sur des canaux. Et si vous me permettez une touche personnelle, ayant grandi près du canal du Centre, en Saône-et-Loire, l’odeur de vase réveille tous mes jeux d’enfance – on a les ­madeleines qu’on peut.

Mais là, il n’est pas vraiment question de poésie. Boulot avant tout. Pour défendre le transport fluvial, Janarie ne manque pas d’arguments. La lenteur ? Ce n’est pas forcément un problème. Pour des tomates ou des roses, admettons. Mais la plupart des produits transportés en bateau peuvent attendre. « Vers la France, nous amenons surtout des produits industriels, comme des métaux, des minerais ou de la pâte à papier, explique-t-il. Et depuis la France vers les autres pays, ce sont surtout des céréales. »

Janarie m’apprend aussi qu’une péniche peut transporter l’équivalent, en poids, de 8 à 14 camions. Certes, les moteurs fonctionnent au diesel, mais comme il y a moins de résistance dans l’eau que sur l’asphalte, un bateau consomme bien moins d’énergie qu’un véhicule routier. Pour un même poids transporté et à distance égale, les émissions de CO2 sont donc deux à quatre fois plus faibles que pour un camion.

Ajoutez à cela d’autres avantages : pas de bruit, pas d’accidents, et pour les marchandises très longues, pas besoin de convoi exceptionnel sur les routes. Ce n’est pas pour rien que le Grenelle de l’environnement avait prôné « le développement de l’usage du transport fluvial » (loi n° 2009–967 du 3 août 2009, art. 11). Et pourtant, malgré ces louables intentions, les bons vieux canaux sont de moins en moins praticables, faute d’entretien.

À bord de la péniche, c’est particulièrement visible. Normalement, elle devrait filer à 5 km/h. Mais le plus souvent, la vitesse chute à 2 à l’heure. Quand cela arrive, il suffit de jeter un œil dans l’eau pour comprendre : voici d’énormes algues qui l’envahissent de leurs lianes épaisses, et parmi lesquelles la péniche doit péniblement se frayer un chemin. Ces algues se sont développées il y a environ huit ans. Il s’agit du myriophylle hétérophylle, une plante d’ornementation pour aquarium. Après qu’un échantillon a été balancé dans l’eau – accidentellement ou volontairement –, il y a inexorablement proliféré, de sorte qu’il infeste aujourd’hui la plupart des canaux.

Chaque jour, dimanche compris, ils naviguent de 7 à 19 heures

Le ralentissement des péniches est aussi dû à l’accumulation de la vase, conséquence, elle aussi, du manque d’entretien. Comme les canaux sont de moins en moins profonds, il faut de moins en moins remplir les cales… D’où un manque à gagner pour les mariniers. Janarie me le prouve en tirant le couvercle de la péniche. Je découvre que la cargaison d’engrais est très loin d’arriver jusqu’au bord. « Tu vois, on ne peut pas en mettre davantage, sinon le bateau toucherait la vase », déplore-t-il. Et pour parfaire le tableau, quelques instants plus tard, un effrayant bruit métallique fait vibrer l’embarcation. Janarie m’explique : « C’est un objet qui s’est pris dans l’hélice, mais heureusement ça ne l’a pas bloquée. Il y a toutes sortes de choses au fond, des Caddie, des voitures volées…, qui peuvent parfois entraîner des dégâts. »

Ces difficultés n’empêchent pas les bateliers de défendre passionnément leur métier. Pourtant, dans leur jeunesse, et même si leurs parents à tous deux étaient mariniers, Janarie et Henny n’envisageaient pas cette carrière. Lui a fait des études d’ingénieur en mécanique, elle de management… avant que les hasards de la vie les ramènent au bateau. Depuis, chaque jour, dimanche compris, ils naviguent de 7 à 19 heures. Janarie pilote, pendant que Henny, à chaque écluse (et elles sont nombreuses) guide la délicate pénétration de l’animal d’acier dans l’étroit conduit, en enroulant de lourds câbles aux bittes (d’amarrage). À midi, quelques tartines dans le poste de pilotage. Le soir, repas commun dans l’étroit espace de vie. Petite baignade dans le canal pour se détendre, et rebelote le lendemain. Ils ont le statut d’artisan, sont rémunérés à la tonne transportée, ce qui leur fait un revenu mensuel d’environ 3 000 à 4 000 euros à eux deux. À leur regard quand ils en parlent, je devine que la plus grande difficulté concerne les enfants. Ils ont trois adolescents : « L’avantage, c’est que, jusqu’à l’âge de 6 ans, on les a en permanence avec nous, mais ensuite, il faut les mettre en internat, et c’est sans doute encore plus douloureux pour les parents que pour les enfants. »

Il ne faut pas compter sur une vie sociale. À peine quelques souriants promeneurs qui vous saluent depuis un pont. Mais c’est toujours mieux que les pêcheurs agacés de voir les remous de la péniche perturber leur bouchon. L’automatisation a fait disparaître les derniers éclusiers, dont les anciens logements sont le plus souvent murés. Cela dit, la mythologie de l’écluse n’est pas très joyeuse, quand on songe aux meurtres chez Sime­non (La Maison du canal, L’Écluse n° 1…) ou à la chanson de Jacques Brel, « ce n’est pas rien d’être éclusier […] dans mon métier, c’est en automne qu’on cueille les pommes et les noyés  »… Dans le registre macabre, Janarie a aussi des souvenirs personnels : « Dans ma carrière, j’ai vu cinq cadavres. Ce n’est jamais agréable, d’autant plus qu’ils sont généralement décomposés et en très mauvais état, ou il n’y a que des morceaux de corps. ­J’appelle alors les responsables des canaux, qui avertissent la police. » L’univers de la batellerie a aussi son lot d’histoires sordides. « Par exemple, on parle de bateliers qui se sont noyés en tombant des écluses parce qu’ils étaient soûls, ou qui se sont écrasé la tête en passant sous des ponts trop bas », raconte Janarie.

Mais ces aléas du métier ne sont rien devant les écueils politiques. Sur ce terrain, Jean-Marc Samuel, président du collectif Agir pour le fluvial et membre de la commission transport d’EELV, est l’un des plus actifs militants. « 1970 a été le pic du transport fluvial, puis ça s’est progressivement cassé la figure, car tous les investissements sont allés au transport routier, analyse-t-il. C’est un effet du libéralisme : on veut gagner de l’argent à fond la caisse, du coup, les entreprises ne font plus de stocks parce que cela coûte cher, et elles préfèrent fonctionner à flux tendu. Mais pour la plupart des marchandises, la rapidité de transport ne serait pas un problème si on planifiait. » Il existe encore 8 500 km de voies navigables en France, qui ne sont plus sillonnées que par un millier de bateaux. La revalorisation du transport fluvial redonnerait vie à ces espaces, tout en soulageant les routes.

Quand je quitte la péniche, je vais plus vite qu’elle en marchant. À l’heure où l’on veut nous faire rêver avec une 5G qui nous abreuve de milliards d’informations par seconde, c’est une leçon de sagesse de voir toutes ces tonnes glisser dans un ralenti silencieux. C’est peut-être ça, le vrai progrès.




August 01, 2020 at 06:00PM
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